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La mort Au concept de la Mort est lié celui du Temps. Et chez Tomi Ungerer, la conscience du Temps qui passe est très vive : ce descendant d'une dynastie d'horlogers a en effet vécu au contact des rouages et des mécanismes du Temps... La Mort fascine l'artiste qui en a fait un thème obsessionnel et récurrent de son oeuvre : la mort précoce de son père et son expérience de la guerre ont été des événements déterminants pour la formation de son goût macabre. Les deux concepts sont réunis dans un dessin inédit, au trait sobre et acéré, qui représente la Mort en redingote et en haut-de-forme, tenant une montre en forme de coeur. Tomi Ungerer se confronte lui-même à la Mort dans un autoportrait au crayon, qui le représente dessinant en compagnie de la Mort... Elle apparaît comme une compagne attentive, vers laquelle l'artiste se tourne pour lui montrer son dessin, presque avec confiance. En instaurant un dialogue entre les deux protagonistes de la scène, il renouvelle le thème iconographique. L'ambiguïté règne : a t-il fait le portrait de la Mort qu'il est en train de lui montrer ? Autre alternative, la Mort est-elle son double fatal, son devenir, comme un speculum médiéval ? Dans ce sens, son autoportrait est proche de la vision de James Ensor dans "Mon portrait squelettisé"... Les représentations de la Mort sont innombrables, présentes déjà dans ses dessins de jeunesse, puis dans ses "cartoons" des années 60, enfin deviennent le thème central d'un livre paru en 1983, Rigor Mortis. L'étude de quelques-unes de ces représentations va permettre de définir quels éléments iconographiques Tomi Ungerer a intégrés dans sa vision de la Mort et comment il les a traités. Elle est tout d'abord flanquée de son attribut allégorique, la faux, avec laquelle elle coupe la vie des humains : dans un dessin inédit des années 60, provenant d'un carnet d'esquisses, Tomi réduit la Mort à une tête fantomatique et donne à la faux la place principale. L'installation d'un petit oiseau, qui semble se moquer de la Mort, sur la lame de l'instrument fatal, suffit à en exprimer l'absurdité. ![]() Dans la plupart de ses représentations, Tomi Ungerer fait participer la Mort à des activités humaines, renouvelant et adaptant à des situations contemporaines le thème iconographique qu'avait introduit Hans Holbein dans "Les simulacres et 39 historiées faces de la mort" en 1538. Tomi Ungerer interprète ce motif dans un dessin intitulé "Guess who ?", paraphrasant le célèbre "Devines qui vient dîner ce soir" : le propre de la Mort étant de surgir quand on ne s'y attend pas, il la représente, encapuchonnée à la manière romantique, arrivant à l'improviste comme chez un vieil ami, pour surprendre un homme tranquillement assis dans son fauteuil. Autre exemple : dans l'"Hommage à Posada", des squelettes, coiffés de casquettes, se livrent à un sport de vivants, la bicyclette, et évoquent les "Calaveras de los periodicos" ou "Les squelettes des journaux", gravures de José-Guadalupe Posada, dessinateur mexicain du XIXè siècle... Cette confrontation avec le quotidien rend la Mort encore plus horrible, comme le montre un dessin paru dans America, et intitulé "Barbecue" : sous l'apparence d'un citoyen américain de la middle-class dont elle symbolise la médiocrité, elle grille tranquillement ses saucisses ... Résurgences contemporaines des Danses macabres du Moyen Age, les images de la guerre hantent l'oeuvre de Tomi Ungerer : la guerre du Vietnam en particulier a été l'objet d'une critique violente de sa part, en écho aux expressionnistes lors de la Grande Guerre. Dans un dessin inédit de Rigor Mortis, la Mort, sous la forme d'un soldat américain, offre du chewing-gum à des petits vietnamiens brûlés au napalm, et dont le cadavre mutilé de la mère gît à côté d'eux : cette vision fait songer à la série d'eau-fortes de Goya, "Les Désastres de la Guerre" (1810-1820) qui expriment de la même manière l'impuissance ressentie devant la cruauté humaine. Les images se référant à l'Apocalypse nucléaire appartiennent également à l'iconographie de la Mort. Dans un dessin intitulé "Apocalypse" il représente la Mort sous la forme d'un squelette habillé en cow-boy et à cheval : il évoque ainsi la fin des Temps Modernes et renouvelle le thème du Cavalier de l'Apocalypse qu'ont traité les peintres allemands de la Renaissance et les symbolistes... Le même thème se retrouve dans "Alle Vögel sind schon da", "Tous les oiseaux sont arrivés", détournement ironique d'une chanson allemande évoquant le retour du printemps, où la Mort apparaît sous la forme d'un oiseau squelettique, qui nourrit ses petits d'écrous... Dans ses représentations de la Mort, Tomi Ungerer développe également, sous différentes formes iconographiques, un thème autour de la femme et de la Mort. ![]() 1983 Un dessin de Rigor Mortis montre la Mort qui danse en tenant étroitement serrée contre elle une belle jeune femme nue dont les yeux clos et le sourire béat expriment la volupté. Son funèbre partenaire la soulève littéralement en enfonçant ses doigts décharnés dans les chairs plantureuses de la femme. Le côté érotique de la scène est accentué par l'adjonction d'accessoires comme les chaussures à haut talon, le soutien-gorge, les bas... Tomi Ungerer explicite ainsi la relation Eros-Thanatos introduite par Deutsch en 1517 dans son oeuvre "Der Tod und das Mädchen" "La jeune fille et la mort", thème cher aux peintres allemands de la Renaissance. Elle joue également un rôle prépondérant comme médiatrice avec la mort, ce qui apparaît clairement dans un dessin de Babylon intitulé "Femme savante" : une jeune femme dont les traits anguleux évoque déjà la mort, tient dans ses doigts un Crâne humain minuscule. Telle une Marie-Madeleine dans les Vanités, elle dénonce la vanité du savoir humain en montrant ce symbole. Comme dans les memento mori du Moyen Age et les Vanités baroques, la Mort prend chez Tomi Ungerer une signification morale. Cependant, dans sa façon de l'appréhender par le biais de la satire et de la dérision, il essaie de la rendre plus familière et de l'apprivoiser. |
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La femme La femme est une image omniprésente dans l'oeuvre de Tomi Ungerer, dans ses dessins satiriques et érotiques particulièrement. Le portrait qu'il en fait dans ses premiers "cartoons" est plutôt humoristique : il l'affuble, comme tous les dessinateurs satiriques, de certains clichés caricaturaux et se moque de quelques travers jugés typiquement féminins. Dans "Pedalo-Pudding", un dessin de The Underground Sketchbook, par exemple, il dissocie le corps d'une femme en deux moitiés dont l'une pédale pour maigrir et l'autre mange un pudding, symbolisant ainsi son esprit de contradiction... Dans The Party, un autre de ses défauts majeurs est mis en avant : en donnant une expression graphique au terme "langues de vipères", il critique ses bavardages et ses médisances. Les rapports conflictuels entre la femme et l'homme, thème traditionnel chez les caricaturistes, constituent également un chapitre important chez Tomi Ungerer. La femme représente en effet une puissance dangereuse, dont l'homme doit se méfier. Elle est avant tout une séductrice : dans un dessin intitulé ironiquement "Rendez-vous", elle est suspendue au-dessus de l'homme, assise sur une épée de Damoclès. Elle a également le goût du pouvoir et veut dominer l'homme : comme jadis la courtisane Phyllis chevauchait le philosophe Aristote, thème iconographique qui fut illustré par Baldung et Urs Graf, la femme chevauche l'homme et le menace de sa cravache dans un dessin d'Adan und Eva. ![]() C'est dans le portrait qu'il fait des américaines, qu'il donne une vision particulièrement cruelle de la femme en soulignant caricaturalement ses traits physiques. Sa critique devient très violente quand il donne son opinion sur l'émancipation de la femme américaine : à cause de ses ambitions professionnelles, elle néglige son rôle traditionnel de femme et de mère. Il la juge donc responsable de l'effondrement des valeurs familiales, qui forment la base de la société. Dans un dessin de Babylon par exemple, intitulé "We want mothers", une femme à tête de Mickey et chaussée de bottes, cravache des enfants qui mènent une manifestation pour réclamer des mères... Cette vision agressive est loin de la vision conservatrice de Daumier qui en 1844 dans "Les Bas Bleus", se moquait des femmes qui se livraient à d'autres activités que celles de leur foyer... |
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Les mécanismes, les machines Dans la thématique qui sous-tend l'oeuvre de Tomi Ungerer, les mécanismes et les machines jouent un rôle essentiel, ce qui n'est d'ailleurs pas surprenant pour un artiste familiarisé dès son enfance aux rouages et aux engrenages d'horlogerie... La vie est faite pour lui de mécanismes qu'il lui faut découvrir, comme un enfant qui veut voir ce qui se passe à l'intérieur d'un jouet. Il imagine donc que les corps humains sont des automates, dont les différentes parties sont assemblées par des rivets, et peuvent être démontées. Le rapport de Tomi Ungerer avec les mécanismes est cependant ambivalent. La substitution de différentes parties du corps par des outils, des pièces, des mécanismes divers, est un motif récurrent qui traduit une angoisse de la mécanisation et de l'automatisation chez Tomi Ungerer : des scènes de la vie quotidienne se transforment en cauchemars, où un homme et une femme dont les têtes ont été remplacées par une tenaille et une vis devisent tranquillement, un personnage décapité est entouré d'écrous qui volent autour de lui... L'homme qui a perdu la maîtrise de la machine, en devient la victime et risque alors de perdre son âme, son identité. Dans un dessin de Symptomatics, une femme arrache comme une peau, son visage, laissant apparaître au fur et à mesure un trou noir... Ce n'est certes pas un hasard si l'artiste est également un collectionneur passionné de jouets, et plus particulièrement de jouets mécaniques : bateaux, voitures, trains avions, rouleaux compresseurs, animaux et personnages articulés font partie de son importante collection. Ces jouets nourrissent son imaginaire, et deviennent des motifs iconographiques qui apparaissent de façon inattendue dans son oeuvre. Ainsi il a représenté un grand nombre des jouets mécaniques de sa collection dans son livre pour enfants Papaski : une souris a coulé de son lance-pierres un torpilleur allemand, qui n'est autre que le "Märklin" des années 20 de sa collection... |
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Les objets Autres motifs récurrents de son oeuvre, les objets les plus hétéroclites de la vie quotidienne font partie de l'univers iconographique de Tomi Ungerer : formant un inventaire à la Prévert, le bateau, la chaussure, le robinet, le marteau, la valise, l'horloge, l'échelle, la baignoire, la lampe, malgré leur banalité, sont rarement anodins et inoffensifs. ![]() 1975 Les objets, considérés comme des produits de la société de consommation, peuvent envahir la vie de l'homme. En leur donnant des dimensions gigantesques, caricaturales, il provoque des situations absurdes... Les objets constituent donc une menace, car ils sont doués de vie : en une vision animiste, il transforme de simples objets utilitaires en monstres fantasmagoriques. Des ciseaux s'apprêtent à fondre comme les oiseaux de Hitchcock, sur un couple de paysans qui lit tranquillement sa revue au milieu des champs... |
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