La danse s'Affiche
Daniel Bougnoux, professeur de philosophie de la communication à l’Institut de la Communication et des Médias (Université Stendhal – Grenoble 3), s’était livré en 1996 à l’exercice périlleux du commentaire d’affiches de théâtre à l’occasion de l’exposition "Dom Juan, Macbeth, Carmen, Père Ubu… et les autres" au Cargo, Maison de la culture de Grenoble.
Renouvelant cette expérience de l’analyse d’images, il commentait les affiches de danse pour "La danse s’Affiche / Danse, graphisme et société", au Cinéthéâtre de la Ponatière le 17 novembre 2001.
Nous vous livrons ici son propos introductif :
Il s’agit ici de parler de danse, et la danse est évidemment moins accessible à la parole que le théâtre. Le théâtre, après tout, il y a un texte, la danse, il y a une chorégraphie.
Alors on ne peut que rêver à la rencontre du chorégraphique et du graphisme, car il y a tout de même cette racine de l’écriture de part et d’autre qui va se nouer sur l’affiche de danse.
Au fond, qu’est-ce qu’une affiche ? Est-ce que mon propos doit être ici sémiologique ? Non sûrement pas sémiologique. Si j’étais sémiologue, je parlerais de l’alternative entre la photo et le dessin, je classerais mes images selon qu’elles sont plutôt textuelles ou plutôt iconiques ; je m’intéresserais aux relations entre la dénotation, c’est à dire, la référence, ou montrer directement une posture, un mouvement de danse, et puis la connotation, c’est à dire, ce qu’il peut y avoir de métonymique ou de métaphorique dans le détail ou dans l’association d’idées autour de tel spectacle. On pourrait aussi inventer d’autres catégories, plus ou moins fines, du genre : telle image est belle, telle image n’est pas belle ; telle image est consensuelle, telle image est plutôt agressive ou provocatrice.
Je me suis demandé ce qu’était une affiche, et une affiche c’est d’abord, je dirais, un comprimé sémiotique. C’est à dire que c’est comme un granule lyophilisé ; elle va trouver son milieu, et agir comme un virus de façon contagieuse. L’idéal du publicitaire, c’est quand l’affiche, comme un virus, se propage toute seule ou par contagion. Mais l’affiche n’est pas que du côté du public, elle est bien-sûr du côté de la troupe ou de l’émetteur artistique et de l’émetteur graphiste. Du côté de la troupe de théâtre ou de danse, qui nous concerne ici, l’affiche doit jouer comme emblème, et je dirais même comme totem, parfois, de certains moments forts de la création. Autrement dit l’affiche encapsule quelque chose d’une création pour l’artiste, quelque chose d’une mémoire très vivante, et parfois très virale, de la création. Une affiche ne s’affiche pas, ou ne s’énonce pas seule. Il y a derrière l’artiste, le commanditaire, le graphiste ; une anticipation plus ou moins claire des récepteurs, du public qui va regarder, propager, accepter, adopter ou non telle affiche.
 
Béjart Ballet Lausanne
Affiche d'Alain Wannaz
Photo Magali König
1997
On est donc prié d’apporter son propre mouvement devant ces images statiques. Son mouvement à la fois physique et son mouvement mental. Ce sont des mouvements mentaux que j’essaierai d’accomplir.
Chorégraphie et graphisme ont à faire ensemble et sont noués par l’étymologie. La danse est une écriture, l’écriture doit entrer dans la danse, au moins quand le graphiste s’en empare. Avec les images de danse, on a un très bel exemple de sémiotique croisée. Cette intersection provoque, je crois, à penser, et au fond, les propositions esthétiques fortes aujourd’hui se font aux intersections. Le corps des danseurs va rencontrer le corps des lettres, et on va voir certaines affiches d’ailleurs où "l’espace enveloppe" de l’affiche, le carré, le rectangle, va mimer l’espace de la scène. Il y aura une danse des lettres, comme il y a une danse des corps sur la scène. Alors, au titre de la sémiotique croisée, je me disais qu’en sciences de la communication que j’enseigne à Échirolles, à l’ICM, il y a une notion importante du sémiologue Peirce : la notion d’interprétant. J’aime beaucoup cette notion d’interprétant. Cela veut dire que sous un certain aspect, on peut refléter un monde de signes dans un autre monde de signes. Peirce à inventé une sémiologie, qui est, je dirais, sans frontières, et surtout, sans cloisons étanches. Un roman peut devenir un film, ou un livret d’opéra ; la peinture peut donner des idées à un musicien, ou à un poète, etc. Autrement dit les arts se pensent entre eux, parce que les médias aussi se pensent entre eux, les codes se pensent entre eux. C’est à dire qu’avec du matériel symbolique - symbolique au sens de Peirce - des textes, des photos, des gestes, ce sont des signes. Ce matériel symbolique très varié, qui ne se limite pas du tout aux seuls symboles graphiques, va graviter autour d’une chose impossible à épuiser, ou à traduire une fois pour toute. Cette chose c’est peut-être "la chose" au sens freudien, c’est à dire le réel ou un imaginaire foncièrement opaque ou inépuisable, mais indéfiniment interprétable. On peut aller vers la danse, enfin on peut danser par des gestes bien-sûr, mais on peut danser par des mots , et donc j’ai compris que sous l’amicale invitation de Diego Zaccaria, j’allais à mon tour produire ici une petite danse des mots autour de quelques images.
Alors à quel titre m’avez-vous invité Diego ? Car je ne suis spécialement informé ni des écoles graphiques, ni des écoles chorégraphiques, mais au fond je regarde les images sans titre. D’ailleurs je n’ai pas vraiment fait attention aux ateliers de graphistes, ou aux signatures qui étaient derrières ces images, et je demeure assez naïf en les regardant. Je crois que vous attendiez de moi, non pas de faire une histoire du graphisme à travers ces images, mais plutôt de réagir comme un spectateur pas trop informé, ni de la danse, ni des graphistes.
J’aime bien une phrase de Marie Wigman, chorégraphe, que je vais vous lire pour commencer.
 
Brooklyn academy of music
Affiche de Robert Rauschenberg
Photos James Klosty
1968
11eme Biennale de danse
du Val de Marne
Affiche de Servan Dermidjan
2001
La danse est un orchestre, une polyphonie sémiotique, c’est à dire que dans la danse, on met en œuvre à la fois - Gallotta a je crois recherché cette polyphonie avec le TDM (le Théâtre, Danse, Musique) - la couche indicielle des signes, c’est à dire le corps ; des icônes qui sont des images, détachées, artificielles, créées par dessus le monde existant ; et enfin on met en œuvre du symbolique, c’est à dire des codes abstraits, dont le langage et l’écriture sont l’exemple par excellence. Alors on peut avoir des danses plutôt du côté indiciel, plutôt du côté iconique, plutôt du côté symbolique. Il est certain que Merce Cunningham par exemple rêve du côté de l’icône et du symbolique. C’est à dire qu’il produit quelque chose de détaché, fluide, d’assez alphabétique, et d’assez syntaxique. Cunningham a cette phrase, que j’ai relevée je ne sais plus où : "Qu’est-ce que la danse ? Un acte de vie spontanée et agréable". C’est à dire qu’il vise par sa chorégraphie une syntaxe fluide de signes en mouvements, mais ces signes sont du côté, peut-être déjà des lettres. En effet les danseurs de Cunningham sont parfois comme des hiéroglyphes ou des alphabets dansants. On est à l’opposé je crois, ou du moins assez loin d’une danse qui serait beaucoup plus cruelle, beaucoup plus indicielle, qui nous montrerait la pesanteur, le corps souffrant, les attaches du corps, et toute la cruauté par exemple de la danse "Buto" au japon, ou bien de Pina Bausch, où le corps attache, où la danse attache aux corps de ses danseurs, où on joue parfois la propre histoire corporelle du danseur. Chez Pina Bausch, je me souviens des provocations assez extrêmes, où la laideur, l’accident corporel, les poils aux jambes étaient montrés par la chorégraphie. Autrement dit la danse contemporaine a pris nettement position contre le corps idéal, le corps sublimé par la culture, le corps "signe", le corps "esprit" ou encore le "lac des cygnes". Alors "cygne" on peut l’entendre comme l’oiseau ou comme le signifiant bien sûr. On recycle au contraire dans cette danse contemporaine tout ce qui bouge, y compris la perversité polymorphe, et les enfers du corps, le corps bas, et les relations basses ou les relations primaires, le langage primaire du corps total, primaire au sens freudien, c’est à dire ce qui ne s’articule pas dans le langage, ce qui ne monte pas à l’ordre symbolique secondaire. Ce que n’exprime ni la voix, ni les articulations de la culture. Et donc il y a dans ces corps en mouvement et dans ces affiches un corps souvent en morceaux, et le danseur court derrière les morceaux, ou il court après les signes qui pourraient remembrer le corps en mouvement. Mais la sémiose au fond, c’est à dire le ballet général des signes qui nous entoure, est partout. Il y a une sémiose de la bande son, des affiches, des images projetées sur écran derrière les danseurs, dans quelques chorégraphies contemporaines, il y a bien-sûr une sémiose des couleurs, des gestes, etc. Toute cette sémiose, ces bandes rivales, de la bande son, de la bande image, de la bande geste, de la bande texte parfois, sont en concours et en conflit parfois avec le corps dansant, et chaque corps, à la fois, entre et décroche par rapport à ces différentes bandes. On danse avec ces bandes ou on danse contre elles, et on a eu de nombreuses propositions récentes je crois, qui donnent beaucoup à penser, pas seulement aux sémiologues, devant ces orchestres cacophoniques ou polyphoniques de sémiotiques affrontées.
Il y a beaucoup de partenaires autour de la danse contemporaine, beaucoup d’arts affrontés autour de la danse, et la danse devient un spectacle, non pas dominant, mais absolument éclatant sur nos scènes. Si je songe que par exemple le théâtre dominait à Grenoble avec Lavaudant, quand Gallotta a pris la scène de la maison de la culture et l’a baptisée "Cargo", il y a eu une émergence très forte je crois, dont ont été contemporains ceux qui ici ne sont plus tout à fait des étudiants. Nous avons assisté à cette violente proposition de la danse contemporaine qui donne à penser par rapport au théâtre lui-même contemporain. Encore un mot concernant le terme même de "chorégraphie", au fond, on sait très bien ce que veut dire "graphie", "écriture", on sait moins ce que veut dire "choré" du grec "khoreia". "Khoreia", c’est en gros l’enceinte ou le cadre expressif qu’un corps se donne pour fonctionner. La "khoreia", c’est l’enveloppe fluide d’un corps en mouvement. C’est le milieu, ou le biotope à la fois physique et mental dans lequel un corps se sent bien pour évoluer. Cette bulle constitue le partenaire caché du danseur. Cette bulle ou cet espace disponible qui est l’espace du danseur, et qui peut varier d’un danseur à l’autre, varier d’une chorégraphie à une autre. Il y a des "khoreia" strictement recroquevillées, ou au contraire presque cosmiques. La danse fait, règle, apporte son cadre, son espace, de même que la peinture contemporaine règle ses comptes, ou ses distances avec son cadre. Dans le ballet classique, le cadre est posé d’avance, dans la peinture classique le cadre est posé, dans la danse contemporaine ou la peinture contemporaine, souvent, "on apprend" le cadre et on le fabrique. Là-dessus, l’affiche apporte un nouveau cadre et une nouvelle construction de la khoreia originaire.
Encore un mot pour dire que contre le danseur étoile, qui est toujours un peu le danseur "état", car "étoile" étymologiquement veut dire "l’être stable", et les étoiles nous donnent l’image même de la stabilité de l’être, et bien, contre le danseur étoile, le danseur état et contre la stabilité d’un pivot central organisateur du monde, s’est dressée la danse contemporaine. Mais cela ne va pas sans affrontement dans la culture, voire sans affrontement dans l’État, parce que depuis toujours, depuis le roi David dansant devant l’arche, la danse a été une affaire d’État. On peut jouer sur les mots en disant une affaire d’équilibre, une affaire de stabilité du corps, mais aussi une affaire qui touche à l’équilibre de la cité, à l’équilibre politique. La danse peut refléter un état singulier ou un État politique préexistant. Elle peut aussi tâtonner en direction de nouveaux équilibres, de nouveaux affrontements.L'utopie de la danse est de revendiquer un autre état, et c'est une contre utopie car nous sommes ici bas avec le corps indiciel du danseur. Ce ne sont pas des mots, ce sont des pesanteurs, des gestes, des choses à la base, et là on n’est pas dans l’utopie, on est dans l’ici même du corps en mouvement, du corps avec sa gêne, avec son poids, avec sa souffrance éventuellement, en tous les cas avec les limites propres à tout corps. Autour de ce corps se jouent des forces d’attraction et de gravitation. Un corps n’est jamais ponctuellement situé, un corps est en mouvement. L’être n’est jamais stable, l’être est relationnel, et c’est pourquoi la danse est tellement intéressante pour un philosophe de la communication : car la danse est un attracteur pour des gravitations. Non seulement un danseur en général attire d’autres danseurs, et ce sont des corps qui se donnent à eux-même le spectacle de leur relation, mais la danse comme art attire d’autres arts comme le graphisme, la musique, le théâtre, et tout cela est gravitationnel, tout cela est relationnel.
Un tournant pragmatique a été pris par la danse contemporaine, et j’ai beaucoup aimé dans le théâtre-danse, enfin dans la danse disons de Gallotta, pas le TDM encore, mais la danse de Gallotta, j’ai beaucoup aimé qu’il nous montre les premières relations, dans un spectacle très fort pour moi comme "Mammame" ou comme "Les enfants qui toussent", qui montrait vraiment le spectacle des premières tâtonnantes relations. Qu’est-ce que c’est que les premières relations ? C’est par exemple le portage, ou l’embrassement, le fait de prendre de façon presque protectrice et fusionnelle le corps de l’autre dans ses bras ou dans son propre corps. Ce corps éminemment relationnel, ce corps frileux, frissonnant, phobique parfois parce que les contacts sont parfois révulsants, et donc il y a de l’attirance autant que de la répulsion dans ces premières relations, tout cela a donné un matériau assez fort à Gallotta chorégraphe. Et, je pensais au poème de Henri Michaut sur la lutte gréco-romaine, quand il dit des choses comme :
 
CDC Toulouse Midi-Pyrénées
Affiche de Pascal Midavaine
Photos Pierre Even
2000
tous ces verbes que Michaut invente pour dire l’usage du corps de l’autre, dans des mots en effet eux-même nouveaux et tâtonnants. J’ai pensé à ces phrases de Michaut parfois devant certaines chorégraphies qui nous montrent ces appuis pris sur l’autre, mais ces appuis sans lois, sans règles, sans art, enfin sans chemins tracés d’avance. On invente les relations, on invente les mouvements. Et bien voilà, danser c’est faire résonner cette "khoreia", c’est à dire cet espace interstitiel entre les corps, cet espace dont l’autre est à la fois la limite et l’horizon de la performance.
Puisque il y a de l’autre, des corps embrassés ou des corps en relation, toute danse est érotique. Et je voulais en venir là avant de montrer les images, il y a bien–sûr des échelle d’Éros dans la danse, mais je dirais que toutes les affiches que nous allons voir sont traversées par cette potentialité, ou bien pour prendre un appui sur Régis Debray et "Le cours de médiologie générale" : il dit "il y a la ligne chair et la ligne verbe dans la culture". Ces affiches ont une polarité "ligne chair", et bien-sûr une polarité graphique "ligne verbe". Car il y a du texte sur les affiches, mais il y a aussi des corps en mouvement, et des corps qui satellisent d’autres corps, non sans un certain archaïsme car notre modernité est de plus en plus archaïque, notre mondialité est de plus en plus tribale, et notre culture je dirais est de plus en plus dansante, avec cette montée de l’Éros en effet, c’est à dire du désir, et d’un imaginaire sur lequel nous n’avons pas toujours de mots. Alors quand on n’a pas de mots, on met des images, ou on met des geste. C’est ce que font les graphistes, et c’est ce que font les danseurs. Mais nous avons là comme une enfance du signe, dans la danse, une enfance de la culture, une enfance des relations primaires entre les individus.
DANIEL BOUGNOUX