L'exposition
-- Intervention de Mme Anne Meyer
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Notre conviction ­ je parle au "nous", parce que mes partenaires qui construisent ces formations d'arts appliqués sont bien d'accord sur ce point, et je crois que c'est une pensée commune qui nous habite ­
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Indépendamment de ce qui s'enseigne, parce qu'il s'agit de construire des personnes et qu'au fond, qu'est-ce que c'est que la culture ?
 
La culture ou l'intelligence, c'est cette capacité particulière à interactiver tout un champ d'expériences diversifiées ­ les notions, le savoir, l'observation du monde, sa dimension individuelle ­ et dans des domaines les plus ouverts et les plus divers qui soient.
Et indépendamment du fait qu'institutionnellement pour entrer en arts appliqués, il faut un très très bon dossier scolaire, il est bien évident qu'il y a une synergie.
 
Mais on va aller peut-être un petit peu plus loin que simplement le fait du langage ou de la préoccupation intellectuelle : je parlerais des méthodologies.
 
Je parlais tout à l'heure de discipline instrumentale, au sens où vraiment ce sont des instruments dont il faut pouvoir se servir.
 
Lorsque nous réfléchissons sur un projet de conception et de création industrielle, nous ne faisons rien d'autre, en quelque sorte, que de mettre en pièces l'état des lieux qui nous est proposé par un texte qu'il faut comprendre, avec des logiques qui sont très proches de l'arborescence que met en oeuvre la logique philosophique.
La logique philosophique, ou en tout cas l'enseignement de la philosophie, n'a pas pour objet d'apprendre à répondre aux questions, mais d'apprendre à les poser.
Et bien, je dirais que l'enseignement des arts appliqués, c'est un enseignement qui a pour objet de savoir poser des questions.
 
Les designers et tous les créateurs je pense vous le diront, et ça nous a été démontré ce matin, : répondre à un problème et y répondre justement supposait la bonne question. Quand la question est bien posée, quasiment, la résolution est trouvée.
Or, c'est bien une démarche philosophique, c'est la démarche qui se fonde sur la même structure mentale que celle de la philosophie.
 
En conséquence : soyez d'une rigueur extrême, appelez-en à la fois à la construction, mais surtout à la logique du mot juste par rapport au sens.
 
Cette attente de l'exigence du mot par rapport au sens, c'est exactement la même exigence que celle que nous avons nous en arts appliqués, quand nous essayons de trouver le vocabulaire plastique juste par rapport au sens à générer.
 
Donc, le travail que vous faites lorsque vous êtes enseignant en français ou en philosophie, et bien sûr en mathématiques ­ indépendamment des mathématiques ­ c'est d'interactiver des outils cérébraux qui vont fonder des capacités logiques et des instruments opératoires que ces élèves au moment où ils seront appelés à rechercher, pourront récupérer, réinjecter presque implicitement, dans la création.
 
Le travail sur le projet de création, de l'ordre de l'esthétique industrielle ou de la communication, engage le même processus. Les modalités sont différentes, quelquefois les stratégies de déclinaisons etc. sont différentes, mais le positionnement par rapport à un problème, le dégagement des questions qui va fonder un problème, c'est toujours la même stratégie, et si on ne sait pas faire ça, on ne pourra jamais faire des arts appliqués.
 
Et vous comprenez le tout début de mon propos :
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Si on ne sait pas analyser, si on n'est pas capable de conceptualiser à un autre niveau, on ne pourra jamais créer, créer dans le domaine de la création industrielle et artisanale, dans quelque domaine que ce soit d'ailleurs, c'est ma conviction.
 
 
ALAIN LE QUERNEC 
Une réflexion. Comme vous l'avez vu, j'enseigne en collège, c'est-à-dire que j'enseigne avant les F12 qui se préparent à un métier.
Je m'adresse aux élèves même dès la 6ème pour leur dire :
mon but n'est pas de vous apprendre à dessiner, parce que fini les cours de 3ème, pour la quasi-totalité d'entre vous, vous n'allez plus dessiner, et j'essaie de vivre avec l'illusion que le temps que vous allez passer avec moi est un temps utile, qui vous sera utile au moins dans votre formation. L'important n'est pas d'apprendre à dessiner, l'important c'est d'apprendre à voir.
Dès la 6ème j'essaie de leur expliquer cela, j'essaie de faire appel à l'intelligence du regard.
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Tout le monde revendique l'intelligence du regard.
Au niveau de la formation, dans le domaine des arts plastiques ou des arts appliqués, c'est un exercice pour apprendre à regarder la réalité des choses.
 
En ce moment, en 4ème, je fais un cours sur la perspective, je dis bien aux élèves, le but n'est pas de savoir dessiner en perspective, et pourtant c'est un cours "arts traditionnels" ; la vieille méthode. Le but est d'apprendre un regard différent sur ce que l'on voit,.
Avoir une perception, c'est ce que j'appelle l'intelligence du regard. Et là, je crois que la notion d'arts appliqués et d'arts plastiques n'existe pas tellement.
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-- MME MEYER 
Je ne peux qu'adhérer complètement. Apprendre à voir, c'est apprendre à comprendre le monde, et comprendre c'est prendre avec, prendre avec soi, d'où cette dimension humaine de l'expression plastique ou du langage, parce qu'il y a dans le domaine de la création, une projection de cette saisie du monde qui se fait à travers l'oeuvre.
Et c'est vrai que là, il n'y a pas dichotomie au niveau de cette formation fondamentale.
Nous nous donnons des moyens différents pour des fins qui sont tout de même relativement communes ou en tout cas fondamentales.
 
Cependant la reconnaissance de l'enseignement des arts plastiques reste très difficile au collège. J'ai bien connu le terrain des professeurs d'arts plastiques. Leur problème, c'est l'isolement.
 
Ce sont des gens qui sont tout seuls dans un établissement scolaire : d'abord ils ont six cents élèves, ils ont deux heures de plus que tout le monde. L'énergie, l'investissement que signifient un cours d'arts plastiques ­ quand il s'agit d'un cours d'arts plastiques ­ il s'agit là d'un déploiement d'une énergie absolument incommensurable et d'une espèce d'épuisement qui conduit sans doute à la création, mais aussi à l'épuisement tout de même. Et cet isolement ne leur permet pas toujours de pouvoir prendre la pleine mesure qui est la leur. Ils en sont encore aujourd'hui à se battre pour qu'on ne les appelle pas "professeurs de dessins" ! Alors ils ne peuvent pas faire de miracle.
 
Au fond les enseignements artistiques ont tendance à se démultiplier
C'est le "melting-pot" parce que les enseignements artistiques ce n'est plus les arts plastiques ni la musique, ce sont les arts plastiques et la musique et la danse et le théâtre et le cinéma et je ne sais plus quoi encore, et l'histoire des arts, etc... Donc, toute cette espèce de brassage métissé signifie la culture.
 
Mais je crois que lorsqu'il y a trop de métissage et trop de brassage à ce niveau là, et bien la culture est complètement diluée.
Et à partir du moment où un enseignement n'a plus de contenu ou quasiment plus ­ avec le "facultatif" il n'y a quasiment plus de vrai contenu ­ comment peut-on être crédibles ?
 
Il y a des orientations, il y a des pistes, mais il n'y a plus de contenu. Quand il n'y a plus de contenu, alors là, ça relève de l'énergie personnelle, de l'accroche avec les ongles et avec les dents de manière individuelle.
 
Mais le système broie de l'autre côté, et effectivement dans un établissement scolaire, quand on est professeur d'arts plastiques, pour se faire connaître et pour pouvoir avoir la mesure et le déploiement des moyens qu'on souhaiterait avoir, c'est épuisant. Et c'est vrai, dans le système actuel il n'y a pas d'intégration.
 
D'autre part ­ institutionnellement, je ne devrais pas en parler ­ je crois pouvoir dire que les pistes et les orientations qui sont celles des enseignants d'arts plastiques, les conduisent vraiment à faire un travail très intime et très profond avec les élèves.
 
C'est vrai qu'aussi, ils ont une sorte de pudeur légitime à ne pas vouloir non plus servir à ce à quoi on voudrait les faire servir quelquefois dans les établissements scolaires ­ parce que de là à ce que le professeur d'arts plastiques devienne très vite celui qui va illustrer le bureau du principal ou celui qui va décorer le réfectoire ! ­ moi je comprends que les professeurs d'arts plastiques de temps en temps y mettent le veto en disant : attention, on se trompe d'interlocuteur.
 
Parce que là aussi, c'est les renvoyer à ce qu'ils ne sont pas et ce qu'ils n'ont pas à être : c'est-à-dire des gens avec ce petit "supplément d'âme".
Ils sont là pour apporter la véritable dimension vitale, profonde et intime, à révéler en chacun. Ce n'est pas du "plus", ça devrait être du cohérent et du logique, intégré à l'ensemble.
 
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Par ailleurs, la difficulté pour les enseignants d'arts plastiques, aujourd'hui, c'est qu'un enseignement, ça s'élabore sur des références.
 
Je crois que c'est indispensable, ou alors on est dans l'exemplarité, on est dans le cadre de l'atelier, on est avec Manet. Alors, à ce moment-là, on n'a plus de référence, on a l'exemplarité. Je pense que la dimension d'exemplarité existe dans l'enseignement, ça serait un aussi grand débat. De la dimension individuelle comme susceptible de faire émerger l'autre. Ça j'y crois aussi beaucoup sur le plan de la pédagogie.
 
Mais, plus pragmatiquement, je dis qu'un enseignement a besoin de ses références. Alors, où aller puiser.
Effectivement dans la mesure où il y a une légitime convention à ancrer en quelque sorte les pratiques plasticiennes ou la réflexion plastique sur le champ contemporain, où sont les références ?
Actuellement, quand elles existent, les références de l'école sont les références-symptômes du marché de l'art d'aujourd'hui. Et ça, ça pose un autre problème, et je vous reconduis au livre de Michaud sur l'artiste et les commissaires. C'est une réflexion terrible. Ca veut dire que nous sommes en train de construire des références, en tout cas d'utiliser les références d'un savoir collectif qui se fonde sur le marché de l'art.
En quoi sommes-nous certains que nos références sont les références de l'art ? Ça devient très grave.
 
Et je crois que le trouble, la difficulté d'être, des professeurs d'arts plastiques ­ j'en connais beaucoup, et je parle avec eux, et j'échange avec eux ­ naissent peut-être aussi de ces difficultés à pouvoir ancrer sérieusement des références qui ne soient pas celles de la mode et ou du marché, ou en tout cas de se garantir que ce qu'on avance va pouvoir être vraiment le socle d'une trajectoire fondée à long terme.
Dans la difficulté d'enseigner cette discipline, je crois qu'un des vrais problèmes se trouve là.
Novembre 1995

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