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Jean-François Lorenzin / Quelles sont les caractéristiques culturelles et économiques du graphisme en Chine ? |
Thierry Sarfis / Elles sont énormément contrastées, un peu à l'image de ce pays, de la nation. Le graphisme est inexistant dans de grandes régions où vivent la majorité des Chinois. A Pékin, les enseignants et professionnels font manifestement des efforts pour rattraper leur retard. Le graphisme est en pleine expansion dans les zones les plus développées, dans les régions de Shanghaï, de Shenzhen, au sud, près de Hongkong, où se sont créés de petits studios qui travaillent essentiellement dans les domaines des industries de pointe et du tertiaire : l'informatique, l'imprimerie numérique, les grands services, le tourisme et la banque. Les industries lourdes traditionnelles ne réalisent pas de campagne de communication, et ne font donc pas appel à des graphistes pour développer leur image. Quant aux produits à l'exportation, ils sont dans des circuits internationaux avec capitaux étrangers. | |||
JFL / Qui sont les autres commanditaires ? |
TS / Bien sûr les centres commerciaux, les circuits de distribution de biens de consommation, les grandes institutions et les ministères, dans le cadre de campagnes sanitaires et de prévention sur la contraception, la vaccination, l'hygiène publique... Nous montrons une commande officielle, le travail de l'agence de l'école de Pékin pour une conférence interparlementaire. La signalétique communale ou territoriale n'existe pas. Par contre, des centres commerciaux ou des entreprises investissent dans la signalétique intérieure. La communication des communes et des régions (sauf à des fins touristiques) est quasi absente. | |||
JFL / Y a-t-il un système de droits d'auteur ? |
TS / Non, ce n'est pas dans leur tradition. Les graphistes à Pékin ont d'ailleurs du mal à comprendre ce concept.
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JFL / Comment évolue la création entre une histoire et des références fortes (naissance de la calligraphie, inventions du pinceau, de l'encre, du papier, etc.), d'une part, l'ouverture et un développement économique en puissance, d'autre part, face à un pouvoir central autoritaire, contraignant ? |
TS / Les allusions sont multiples à la civilisation et à la culture ancestrale chinoises. La tradition intellectuelle, lettrée (confucianisme, taoïsme...), assez éloignée de la tradition populaire, est extrêmement présente au travers des caractères (déjà des images en soi), de couleurs, de formes et de codifications complexes. C'est le rond pour le ciel, le carré pour la terre, le jaune pour le paradis, le blanc pour le deuil, la tortue pour l'expression de la longévité... La prégnance des symboliques classiques sidère les spécialistes. Les graphistes chinois s'appuient beaucoup sur une imagerie et des signes traditionnels traités avec une certaine modernité plastique. Ils ont réussi un bel amalgame, sans sombrer dans le maniérisme.
Malgré un pouvoir autoritaire et le tabou de la situation politique, le développement économique a créé des espaces où il est possible de s'exprimer. On peut dire que la censure n'agit pas forcément sur les images à nos yeux les plus violentes. J'ai pu voir, par exemple, un catalogue avec une page blanche où l'image a été censurée : il s'agissait d'un caillou avec un timbre de Taïwan. Le gouvernement de la Chine continentale ne peut pas admettre cette référence car Taïwan n'existe pas en tant qu'État, il ne peut donc y avoir de timbre ! Par contre, le même ouvrage présente une affiche d'une cruauté politique profonde où l'on voit une espèce de maison délabrée et le texte "Notre héritage". | |||
JFL / Le rapport texte-image est très différent de ce que nous connaissons en Occident, de même que, par exemple, la signification de couleurs et de formes géométriques. Les valeurs au travers de la production des graphistes chinois influencent-elles les graphistes occidentaux ? |
TS / On doit être cinq à six graphistes en France à connaître un peu ce qui se passe en Chine sur le plan graphique, alors que leurs prises de position intellectuelles sont extrêmement intéressantes. Notamment sur le rapport entre tradition et modernité. On pourrait rapprocher ce travail de la production de Savignac, c'est à dire cette association efficace entre une imagerie "gauloise" et une expression plastique relativement moderne pour l'époque. L'une des orientations des "Rencontres d'Echirolles" est justement de donner des explications, de débattre sur le sens des signes, de dépasser une approche exotique de la civilisation chinoise, finalement de donner envie de la comprendre. On ne peut plus aujourd'hui se permettre de traiter avec les Chinois autrement qu'avec les Chinois qui existent réellement. C'est à dire des gens plein d'initiatives. Arrêtons de prôner des poncifs, les représentations fantasmagoriques de la "vieille Chine" qui n'existe plus. C'est la Chine conquérante qui est de retour, un peuple de commerce et d'entrepreneurs. Le mouvement de balancier de l'histoire chinoise penche dans le sens d'une réouverture complète. Sachons l'apprécier. | |||
JFL / Nous allons découvrir des productions de professionnels et d'agences, d'élèves de l'Académie centrale d'art et de design de Beijing, à Pékin. Que nous apprennent-elles, que désignent-elles de la Chine contemporaine ? |
TS / A l'évidence, elles révèlent un fantastique dynamisme, une volonté d'ouverture, de connaître, un "appétit" de conquêtes. Les graphistes chinois sont prêts à faire toutes propositions pour avancer. Plusieurs sont à l'initiative d'un réseau avec Paris, Bruxelles, Madrid, Londres... Une revue spécialisée, éditée à Canton, propose d'échanger des articles avec le magazine français Étapes Graphiques. Certaines productions exposées à Echirolles indiquent un positionnement sur les marchés étrangers. Les travaux de l'agence intégrée à l'Académie centrale d'art et de design de Pékin sont intéressants, cette structure illustre le changement de registre qui s'opère. L'agence existe depuis peu de temps, certes pour améliorer les salaires des enseignants, mais surtout pour modifier leur rapport à la production, les mettre en phase avec les réalités économiques et le monde hors de l'école. Cela les oblige à avoir une réflexion concrète sur les problèmes de communication et la place du graphisme dans la communication visuelle et professionnelle. Cet enrichissement doit améliorer la qualité de l'enseignement, mieux préparer les étudiants à un vrai travail avec les entreprises dans la perspective d'une concurrence, de résultats, de critères de rentabilité. | |||
JFL / La rétrocession de Hongkong sous administration chinoise peut-elle influencer la nature des commandes, le rôle des graphistes, voire l'enseignement même du graphisme dans "l'empire du milieu" ? |
TS / Certainement. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si l'endroit où le graphisme est le plus florissant, riche et influent, à part Shanghaï, se situe à proximité de l'ancienne colonie britannique. Des échanges s'opèrent depuis longtemps déjà. Les milieux des graphistes professionnels, comme ceux économiques, ne font pas de différences entre la Chine continentale, les places fortes comme Hongkong, Macao, la zone économique spéciale de Shenzhen, et Taïwan. Les expositions à Echirolles présentent indifféremment des images et objets de ces régions. | |||
JFL / Que souhaitez-vous que les Rencontres d'Echirolles transmettent justement ? |
TS / En dehors de l'intérêt propre de ce que l'on verra, je pense qu'aborder leurs problèmes permettra d'aborder les nôtres, et aux graphistes français de débattre. Une trentaine de graphistes chinois seront présents. Nous soulèverons quelques "lièvres" communs liés à la transformation de la profession, aux changements de structures, à l'informatique qui fait disparaître des métiers et usages, et en crée simultanément de nouveaux pas toujours bien maîtrisés. Nous vivons finalement des bouleversements identiques, dans lesquels nous pataugeons tous, et dont on a bien du mal à prendre du recul. Après l'euphorie informatique, on commence tout juste à remettre les pieds sur terre. | |||
Propos recueillis par Jean-François Lorenzin. |