L'exposition
Tant qu'il y aura des hommes...
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-- Jean-François Lorenzin /
Vos engagements et votre rapport
à l'histoire s'affirment sur la question
de l'homme. Quels sens et quelles
fonctions donnez-vous à l'image ?
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JFL / Pouvez-vous préciser l'affirmation que vos images reflètent toujours ce que vous pensez ?
-- Le travail de Claude Baillargeon apparaît comme une alternative face "au contrôle de l'information, de la création auquel se livrent les grandes firmes industrielles de la communication". Né en 1949, il abandonne le projet de faire de la peinture cinétique pour des passages comme graphiste au service publicitaire du grand magasin "Le Bon Marché", maquettiste pour la revue "L'Art et la Mode". Il crée ensuite des affiches pour des organismes socioculturels, des villes et des institutions politiques et culturelles. Il revendique aujourd'hui l'étonnement, la magie et la poésie de l'image face à la production de masse commerciale.
 
"J'essaye de me situer,
et qu'on me traite, comme un auteur.
Pas comme un simple prestataire."

Claude Baillargeon /
Le sens est magique, je m'efforce de faire des images qui étonnent. Je ne sépare pas un engagement de l'éthique, en essayant d'évoquer un sens poétique à travers le sens politique. C'est avant tout une démarche esthétique.
 
CB / Je n'ai pas une démarche très commerciale ! Je suis attaché au fait que mes images soient présentes dans les rues plutôt que dans des galeries. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle je fais des affiches et pas de la peinture. Je travaille en ne me soumettant pas complètement à la commande, tout en tenant compte du contenu à faire passer et en disant ce que j'ai à dire.
Les professionnels de la politique, entre autres, se méfient de l'esthétique, de la poésie. Je suis en train de faire une image culturelle pour un festival de musique. Elle a évidemment une dimension politique, mais pas seulement... C'est peut-être plus facile d'une certaine manière de transmettre des messages politiques à travers un discours finalement culturel, qu'une image politique pour une institution politique. Le panneau officiel de la place du Colonel Fabien est blanc depuis plusieurs mois !
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-- Portrait C.Baillargeon --

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JFL / La pratique et les techniques du photomontage, en décalage avec
notre environnement visuel quotidien, parlent-elles de la complexité du monde ?
-- CB / En quelque sorte... Probablement... Le photomontage donne beaucoup de force à l'image. Il y a un côté réaliste de la photographie qui renforce souvent le côté surréaliste de l'idée. J'ai toujours pensé que plus une idée était surréaliste et plus elle était réalisée de manière réaliste, plus elle était encore surréaliste.
Ce qui m'intéresse, c'est le mélange du réel et de l'irréel.
Mais, parallèlement, je fais des images personnelles, souvent des photographies, mille fois plus dures que mes affiches publiques. Je travaille depuis une vingtaine d'années sur la spéculation immobilière à Paris et sur la destruction des quartiers. Je photographie la fin du monde, peut être aussi la naissance d'un autre. C'est une préoccupation historique constante dans mon travail. La photographie est un moyen de fixer l'histoire, de raconter des histoires, de témoigner, qui touche au fond des choses. C'est une référence lorsque je fais des affiches.
 
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JFL / Vos images apparaissent plus comme des événements que des représentations.
Partagez-vous cette vision ?
-- CB / Contrairement aux idées reçues nous ne vivons pas le siècle des images mais une époque de stéréotypes. La multiplication des mêmes images entraîne une dégénérescence, un appauvrissement de la création. Voir un événement à la télévision en direct, est-ce effectivement du direct ? Une image est sans doute un événement quand elle perturbe, dans la mesure où elle n'est pas une reproduction. Cela nécessite d'avoir digéré beaucoup de choses pour en faire une bonne. Si je prends l'affiche avec les deux mains emprisonnées par des barreaux d'argent, et que je la colle partout dans mon quartier, je vais certainement créer un événement.
Je vois peu d'images dans la rue qui me bouleversent. Je sais que j'en ai conçu trois ou quatre intéressantes jusqu'à présent. Mais encore une fois, cela est lié tout a la fois aux conditions matérielles, à la commande, à la variété et au contenu de tel ou tel sujet... C'est bien dommage que les partis politiques aient cédé le terrain aux affiches 3615. Finalement, ils sont perçus comme une information commerciale comme une autre qui passe à la télé.
Il n'y a guère de contact étroit avec la rue et les gens. Il en est de même, en France, pour les affiches de théâtre. Les affiches polonaises s'expliquaient d'une certaine façon par une très bonne santé du théâtre polonais.
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Liberté, Égalité, Fraternité
Carte blanche à un graphiste,
intervention dans la ville
Ville de Fontenay sous Bois
120 x 160 cm
1994
 
C. Baillargeon --

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JFL / Vous semblez décalé par rapport à un discours et à un environnement dominants... -- CB / Je suis par nature décalé, quand même un peu issu de la fin des années soixante où l'on se posait des questions sur le sens de l'art, son rapport à la société. L'art, c'est la vie. Cela va de soi que c'est fait pour être dans la rue et participer au quotidien. Je n'ai pas du tout cette conception officielle de l'art culte, religieux. Les musées sont devenus des églises.
 
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JFL / Etes-vous hérétique à force de détourner les dogmes de l'image ? -- CB / Oui, tout à fait ! En plus, je suis profondément campagnard, et cela fait partie de mes contradictions profondes parce que je fais un métier profondément urbain. Cela m'aide sans doute à voir les choses en décalage. Je n'aurais pas ce regard sur le monde, la vie, la société, si je n'avais pas eu cette éducation légèrement rousseauiste. C'est rare de rencontrer des artisans de l'affiche, du graphisme, comme Roman Cieslewicz, le groupe Grapus, I'Argentin Hector Cattolica par exemple, qui font davantage ce métier par passion que par esprit de réussite. C'est peut-être encore plus restreint dans le milieu du graphisme, parce que c'est un métier où par nature on ne vous demande pas de créer, mais seulement de trouver des solutions plus ou moins décoratives pour faire venir des gens à un théâtre, à un meeting. On vous demande plus ou moins de faire de la mise en page, guère au-delà, sinon vous commencez à déranger.
 
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JFL / Etes-vous un graphiste ? -- CB / Je me sens proche de l'idée d'un plasticien qui fait du graphisme. J'utilise le mot parce que l'on m'a dit que j'étais un graphiste. Je me trouve finalement plus photographe... Je m'exprime a travers l'image. Et je m'intéresse autant à faire des installations, à la mise en volume, en perspective et en compréhension d'éléments, qu'à l'archéologie. Je ne suis pas complètement convaincu que le statut de graphiste me convienne le mieux. Un graphiste peut être amené à faire des travaux de signalétique pour des autoroutes, des lieux publics ; cette activité ne me concerne pas du tout.
 
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Oui à l'ouïe
Éducation Nationale et Comité Français
d'Éducation pour la Santé
60 x 80 cm
1986
 
 
C. Baillargeon --

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JFL / On sent manifestement une volonté poétique dans votre démarche. Cette liberté de ton et de mouvement vient-elle du fait que vous êtes un autodidacte ? -- CB / Je n'ai pas eu la chance, ou la malchance, de faire une école. J'ai appris sur le tas, auprès d'autres graphistes... La poésie est un stimulant. J'ai une passion pour l'histoire des choses, j'accumule beaucoup d'objets pour faire des photos, aussi pour le plaisir de l'oeil, de la main. Lorsque tout le monde se lançait dans l'achat d'un ordinateur, paradoxalement je me procurais de vieux outils du 18ème et 19ème siècle, simplement pour leur beauté émouvante. Cela exerce mon regard. C'est une mémoire vitale, je travaille la trace...
 
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JFL / Il y a peu d'humour dans votre oeuvre... -- CB / Parfois, quand même mais il est assez grinçant. Mon caractère se situe plus dans la dérision.
 
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JFL / Comment abordez-vous la notion de progrès ? -- CB / La notion est complexe. Le progrès humain m'intéresse plus que la technologie, même si le fusil à deux coups est mieux que le fusil à un coup ! Dans notre société de consommation, le progrès est avant tout un argument commercial. Là réside l'impasse, et la confusion terrible d'un "progrès" qui n'en n'est pas.
 
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JFL / Et le Macintosh ? -- CB / Il est utilisé, les trois quarts du temps, pour faire des économies. Ce n'est pas dans la logique de la création. J'admire les gens qui font beaucoup avec peu, et là j'ai l'impression que l'on fait peu avec beaucoup. Dans le sens où l'on ne peut pas produire une image qui dépasse la complexité de l'outil. C'est un procédé essentiellement pour gagner du temps et de l'argent. Outre une concentration des tâches, on ne se demande plus qu'elle est la personne qui a produit telle ou telle image, mais quel est le logiciel. C'est un peu grave ! Le Macintosh qui a une utilité est un instrument de solitude en définitif. Vous êtes souvent seul devant votre écran, ayant peu de relations avec toutes autres disciplines. Je ne voudrais pas paraître nostalgique, ni diaboliser, mais il y a une vingtaine d'années, quand on travaillait dans des journaux, on était en relation permanente avec des typographes, des photographes, des tireurs photos, des monteurs... et chacun dans l'obligation d'échanger des points de vue entre professionnels qui se complétaient. -- --

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Affichistes en danger
Carte blanche à un graphiste,
intervention dans la ville
Ville de Fontenay sous Bois
120 x 160 cm
1994
 
C. Baillargeon --

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JFL / La publicité menace-t-elle l'art graphique ? -- CB / Après avoir réalisé l'affiche "Affichiste en danger", j'ai écrit que cette image est une version moderne du combat de l'Ange contre le Dragon de la publicité. Je refuse la publicité car elle est absolument contre toutes mes valeurs. Pour moi, ce n'est plus une référence. Je pourrais aller aussi travailler à la Bourse... Dans une agence de pub, un graphiste est un vendeur avec un crayon. Tout ce qu'il produit est le produit d'études de marchés. Les enquêtes d'opinion ont un contrôle absolu de la création et du singulier, de l'information. Nous ne sommes plus à l'époque où Savignac pouvait encore faire des affiches avec sa liberté de pensée. Cattolica m'a dit un jour, en voyant la profusion d'affiches commerciales et de type 3615 en banlieue : "On n'a plus besoin de faire la pute pour faire des affiches puisqu'elles sont maintenant directement sur les affiches !"
 
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JFL / Le graphisme d'auteur a-t-il un avenir ? -- CB / Mais la crise est générale, elle touche de plein fouet la création, I'art graphique en particulier. Il y a un nombre incroyable d'artistes au RMI, qui n'ont pas d'atelier ou ne peuvent plus payer leur loyer. Les graphistes ne se plaignent pas trop parce qu'ils sont assez individualistes, moins bien organisés que les agriculteurs, qu'ils ont tendance à dire que tout va pour le mieux dans leur petite tour d'ivoire. La liberté d'expression de l'affiche en a pris un coup. C'est un comble dans un pays qui prétend défendre la culture, qui avait une grande tradition de l'affiche de rue. Je ne suis plus sûr de poursuivre le métier que je pratique depuis plus de vingt ans. La précarité touche de plus en plus de catégories sociales. C'est difficilement supportable dans un pays infiniment plus riche qu'il y a cinquante ans.
 
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JFL / Quelle place notre société réserve-t-elle à la création ? -- CB / Que peut-on opposer justement, sinon les droits d'auteurs. Dès que l'on pose cette question, on est à contre-courant de la production massive des images aujourd'hui. Mais, c'est également une alternative, une façon de se dire qu'il y a encore des hommes.
 
Propos recueillis par
Jean-François Lorenzin, journaliste.
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