Le Mois du Graphisme
  L' EXPOSITION
Mauzan retrouvé
Au début de la première guerre mondiale, une affiche d’Alfred Leete représentait Lord Kitchener, ministre de la guerre britannique, le doigt pointé vers le spectateur et lui enjoignant : "Join your country’s army", "rejoignez l’armée de votre pays."
Nul n’échappait à cette mobilisation patriotique. Elle s’installait dans la vie quotidienne, poursuivait jusqu’à l’obsession le passant, l’habitant, le civil à l’abri de la canonnade. C’est sur ce souvenir d’enfance que s’ouvre 1984 de George Orwell :
"A chaque pallier, sur une affiche collée au mur, face à la cage d’ascenseur, l’énorme visage vous fixait du regard. C’était un de ces portraits arrangés de telle sorte que les yeux semblent suivre celui qui passe."
L’affiche d’Achille Mauzan (le soldat Mauzan) réalisée en 1917 pour le Credito italiano reprend le principe du raccourci hellénistique du doigt pointé. Les deux affiches procèdent de l’injonction. Le temps de la réclame, de la propagande, est celui de la temporalité. Il ne s’agit pas ici de promesse spirituelle d’un au delà présent dans le Salvador Mundi d’Antonello da Messina qu’Alfred Leete a pu admirer à la National Gallery de Londres. Toutes deux affirment la nécessité de la matérialisation du présent. Ici et maintenant.
Le choix du sujet fait toutefois la différence. L’autorité militaire britannique représentée en buste par Alfred Leete, cède la place à l’homme de troupe d’Achille Mauzan .
 
Milan
1917

Le premier slogan
proposé par Mauzan
et non retenu par
le Crédito Italiano
était "Toi, tu n'as pas encore souscrit !"
Nous sommes en 1917. Le bersaglier est stoppé dans son élan. Au deuxième plan de l’image, on imagine l’assaut violent, le corps à corps. Le combat est sans merci. C’est montant à l’assaut que le bersaglier se tourne vers le spectateur et lui intime : "Fate il vostro dovero !" Je fais mon devoir, faites le vôtre. Ce n’est plus l’appel au volontariat du ministre britannique, non plus le joyeux poilu de Jules Abel Faivre (1916) qui lance "On les aura !" La guerre est longue, éprouvante. Mauzan fait sentir la douleur, l’exténuation, la fièvre du combat par l’attitude du corps. Le genou droit repose sur un rocher procurant un court instant de répit. Le regard est fiévreux, le visage émacié. La scène, d’un réalisme poignant, est une page d’histoire de la jeune Italie, vulnérable, meurtrie mais solide au combat. L’image suscite l’adhésion du peuple italien à la recherche de son identité nationale. Elle vient donner corps à l’unité nationale par le sacrifice individuel et l’appel à la solidarité collective. Si le peuple italien pouvait en grande partie rester insensible au commandement d’une autorité vacillante, il allait s’identifier pleinement à la fragilité du soldat anonyme.
L’affiche de Mauzan personnifie ce moment d’accomplissement de l’unité italienne par son peuple qui restait à faire après l’unité politique.
Le soldat Mauzan est emblématique de l’histoire d’un pays et révèle deux constantes de l’œuvre multiple de son auteur. Mauzan fait preuve d’une conscience aiguë de la finalité de l’affiche et laisse une part active au spectateur au sens littéral du terme. Ces deux caractéristiques se retrouvent dans ses affiches de cinéma muet aussi bien que dans celles réalisées pour la réclame de produits de consommation.
Le catalogue raisonné de l’œuvre d’Achille Mauzan (1883 -1952) permet de reconsidérer cette page essentielle de l’histoire italienne en particulier ; Mauzan se rendra plus tard en Argentine puis reviendra en France quelque peu méconnu. Mirande Carnévalé - Mauzan fait ici œuvre d’historienne tout en réparant l’outrage de l’oubli fait à l’œuvre de son père que le public averti du Mois du graphisme d’échirolles a re découvert l’automne dernier grâce à éric Fauchère.
 
C’est sans doute du côté de la tradition marchande des Hautes-Alpes, lieu de naissance de l’affichiste, qu’il convient de chercher une première raison de son étonnante modernité. Il sait établir et cultiver le lien affectif avec le consommateur qui veille en tout passant.
Il est un précurseur, assure Jean Caune dans un excellent texte introductif au chapitre du catalogue traitant des affiches publicitaires du gapençais :
"Il invente un Art Publicitaire, c’est-à-dire un art qui existe en vertu, et non en dépit de sa fonction de communication : un art qui se manifeste avec d’autant plus de force et d’impact qu’il agit sur le sens du spectateur."
Mauzan sait vendre et organiser sa propre promotion comme le montrent les bulletins – boletinos - édités par la Editorial Mauzan à Buenos Aires qui permettaient à l’annonceur potentiel de prendre connaissance des commentaires artistiques et publicitaires pour chacune des affiches reproduites. Buenos Aires où il restructure la production graphique au moment où les milieux artistiques commencent à reconnaître à l’affiche une valeur artistique en soi bien qu’elle soit au service de la vente.
 
Buenos Aires
1927/30
En cela l’image est charnelle, palpable, sensuelle ou clownesque. Jean Caune a raison de souligner cette subtilité de l’œuvre. La caricature, le grotesque, le masque théâtral relayent le simple passant et prennent en charge ses désirs les plus frustes.
Mauzan scénarise, scénographie avant d’être affichiste. L’historien de l’art, Marcel Destot, évoque en quelques lignes lumineuses cet exercice de synthèse et de maîtrise qu’est l’affiche de cinéma. Plus encore pour le cinéma muet, l’auteur doit saisir l’essentiel, forcer l’expressivité des situations pour palier l’absence de mots. Les traits de caractères sont exagérés à la caricature. Le comique se fait burlesque, l’émotion hyperbolique…
"L’affiche de cinéma, préfiguration de l’actuelle “bande annonce”, doit être ce formidable concentré, cet extrait, cette essence des choses de l’émotion et du spectacle."
Mauzan possède l’art du mouvement. Son coup de crayon est d’une telle précision qu’il lui donne la possibilité de saisir le moindre mouvement : légère inclinaison de tête, sourire discret de la séduisante bourgeoise, éclat de rire en avalanche du marchand de fromage ou du jovial charcutier.
"Le joyeux charivari" écrit l’historien de l’art Thierry Dufrêne dans les Carnets du Centre du graphisme et de la communication visuelle d’Echirolles édités à l’occasion du Mois du graphisme 2002, avant de noter qu’il n’y a pas un style mais plusieurs styles Mauzan virevoltant ami des futuristes, compagnon des surréalistes.
 
Il dresse le décor, campe ses personnages après s’être exercé à une recherche méthodique des bons profils, de la juste position du buste. Puis il règle la lumière, joue de l’ombre projetée pour accentuer la dramatisation de la scène. Nous sommes dans l’action avec Fantomas ou les Grognards napoléoniens. L’imaginaire de chacun se débride, le spectateur devient acteur, par la magie de l’image.
Les séries de cartes postales éditées par la célèbre maison d’éditions Ricordi permettent de saisir l’étendue de cet art chez Mauzan. La carte postale sera durant les périodes de conflits armés un refuge pour le peintre et un réconfort pour la population. Imprimées par séries, elles semblent extraites d’un film tant il est loisible de reconstituer les saynètes où le gag visuel rivalise avec la tendresse des personnages. Le lapin et le chien (série 12) conte la rencontre mouvementée d’un lapereau et d’un chiot avant que maman Lapin ne vienne y mettre bon ordre. La décomposition image par image d’une même scène est manifeste dans la série intitulée Baisers (Bustes). Le couple occupé en une étreinte fougueuse pivote sur lui-même en six images comme découpées d’une pellicule cinématographique. Dans les séries de portraits de femmes une seule attitude est saisie comme en un mouvement de caméra. La femme plus séductrice que jamais se retourne lentement avec élégance et distinction. Des cartes postales qui évoquent le roman illustré, plus exactement ces vignettes qui ponctuaient les phases décisives du feuilleton romanesque. Sculptures, peintures, illustrations, dessins érotiques, décorations intérieures et extérieures suscitent l’étonnement forcent le respect.
Ce n’est pas le moindre mérite de Mirande Carnévalé – Mauzan d’avoir patiemment reconstitué le parcours exceptionnel d’Achille Mauzan en un monumental ouvrage de 528 pages jalonné de 3000 illustrations. On pourrait craindre une accumulation d’inégal intérêt. Il n’en est rien.
Le catalogue raisonné établi sous sa direction évoque fidèlement l’énergie prolifique de Mauzan que la disparition prématurée de l’épouse aimée semble avoir atténuée définitivement. Au-delà de l’hommage rendu au père, Mirande Carnévalé-Mauzan restitue à la mémoire collective l’œuvre d’un affichiste hors du commun servi par un grand dessinateur.
DIEGO ZACCARIA
Pour commander le catalogue raisonné
"Achille Mauzan, l'œuvre complet" 1883-1952
s'adresser à : Mirande Carnévalé-Mauzan
Résidence Elysée - 8, Boulevard Roger Salengro 38100 Grenoble