Les 11 naissances de la librairie Les Sandales d'Empédocle 1. « Le Matin des origines » Jusqu'oò remontent les racines de nos actes ? Combien d'années en arrière ? La librairie Les Sandales d'Empédocle, que créa Claire Grimal à Besançon, a ouvert ses portes en 1973. Mais sans doute que ces dates que l'on inscrit sur les frontons n'attestent que de la visibilité des choses. Pas de leur naissance. Je veux dire du moment oò ces choses ont commencé à exister en nous. Car il est probable que Les Sandales d'Empédocle soient nées quelques décennies plus tôt, en 1911, lorsque du côté de la région des Mille étangs, en Haute-Saône, dans la partie la plus moyenâgeuse du département dira Claire Grimal, ses grands-parents ont obtenu leurs premiers postes d'instituteur. Issus de la paysannerie et devenus hussards de la république, ces deux-là ferraillèrent dur contre l'église et le patois des gens de la terre, engagés dans une lutte dont on a aujourd'hui oublié la violence, pour l'école obligatoire et l'enseignement des valeurs républicaines. Posons donc cette hypothèse : Les Sandales d'Empédocle sont nées de cet enthousiasme des origines pour « élever le niveau » et opposer la culture à l'asservissement des corps et des esprits. Sa création fut, disons-le ainsi, une autre réponse affirmée à une autre époque, pour un éternel enjeu. Le grand-père était franc-maçon et communiste, dans un monde qui ne l'était guère et qui rudoyait les idéaux. Il est mort, jeune, en 1926. Il a eu le temps de voir grandir sa fille pendant une année avant d'être appelé à partir pour le grand désastre de 1914. Il ne la reverra qu'à l'armistice. Cette dernière restera un an avec sa mère avant de rejoindre sa tante, à Lure puis à Arras. Elle connaîtra une autre guerre, un mari qui s'en va et une fille qui naît en 1940, dans l'autre pli obscur du siècle : soit la réplique scandaleuse de ce que l'histoire avait réservé à sa mère. Claire Grimal quittera Paris et sa mère en pleine occupation, à l'âge de deux ans, pour rejoindre Belfahy et la maison de sa grand-mère. Elle grandit dans un univers de femmes, la plupart veuves, et pour ce qui est de sa mère, divorcée. Celle-ci sera normalienne, agrégée à vingt ans, vivra à Paris et à l'étranger, avant de devenir auteur et critique de livres. Il est possible que la librairie Les Sandales d'Empédocle soient nées de cette ascension trop rapide d'une mère, de ce haut de l'échelle occupé trop vite et qui ne laissait pas, dans le monde du travail, un espace de conquête oò Claire aurait pu à son tour hisser le nom plus haut ; jouer son rôle dans la grande chaîne. Paysan, instituteur, femme du monde littéraire... Oò nicher ensuite la quatrième vie, la quatrième ambition si ce n'est dans ce lieu plus flou, plus incertain qu'est la librairie ? D'ailleurs, les études donnent d'emblée peu d'espoir à la petite Claire, qui après avoir tâté de cinq lycées en cinq ans (entre Paris et Sedan) parviendra à boucler sa troisième au lycée Molière après six années laborieuses. Un ami de sa mère lui propose « d'entrer en librairie » et lui trouve une place à La Hune, au rayon cartes postales. Elle fera ensuite un passage formateur à la librairie du Zodiaque, rue Monsieur-le-Prince. Ça m'a plu. J'adorais classer. J'aimais beaucoup les livres. Le contenant et le contenu dit-elle aujourd'hui en tentant de restituer à la jeune fille qu'elle fut, un peu d'ingénuité. C'est certainement dans l'ennui des après-midi d'école ou pendant ses premières années de formation que sont nées Les Sandales d'Empédocle. Mais certainement aussi, au fil des années qui s'ensuivirent, de la rencontre décisive avec François Maspero et la librairie La Joie de Lire, oò Claire va travailler pendant douze ans, aux côtés de Georges Dupré et de Jeanne Mercier ; douze années issues d'un même siècle et qui continuent d'exiger de chacun sa réponse à l'éternelle question des conflits, des injustices, des résistances. Pour Claire, il ne s'agit plus de combattre l'obscurantisme des campagnes, ni le gaz moutarde (encore que...), ni les uniformes bruns. L'époque n'en est pas moins convulsive et tient serrée dans une toute petite main la guerre d'Algérie et Mai-68. La jeune libraire s'engage, participe au réseau Curiel de soutien au FLN, s'insurge par ces actes contre les vieux discours colonialistes de sa grand-mère et se réconcilie avec les études. Elle suit des cours du soir, intègre une faculté de philo et devient licenciée en 1969, année de grande indulgence des examinateurs, se plaît-elle à rajouter, avec autant de malice que de modestie. Qui connaît un peu La Joie de Lire et les éditions Maspero, songera immédiatement à 1968 (son cur battant dans le quartier latin) à la diffusion d'une pensée et d'une littérature comme des paysages neufs, des grands bols d'air, à l'arrivée d'un nouveau monde, avec ses philosophes, ses sociologues, ses revues et ses rêves, ses architectes et ses polémiques. La Joie de Lire n'est pas née en 1968 mais y a fleuri, y a osé. L'a précédé. A commencé à y mourir aussi, comme les belles utopies : vente à perte, mauvaise gestion, yeux fermés sur les vols. Claire Grimal est devenue libraire dans ce grand vaisseau bondé de gens étranges, de gauchistes, de réfugiés, de profiteurs. Elle déserte le magasin pour rejoindre un service de vente par correspondance créé par la librairie dans le quartier du Marais. À partir de ce local, La Joie de Lire diffuse dans le monde entier des livres et des revues réputées introuvables. 10 000 clients dispersés un peu partout sur la planète. Un beau chiffre d'affaires et aucun profit. Les sandales d'Empédocle sont nées là, de cette agonie prévisible et si peu honteuse, d'un ras-le-bol de Paris et sans doute d'un malentendu. 2. Le nom et la demeure La librairie est née de deux passages à Besançon. Le premier date de 1956, lorsque Claire Grimal y fait un bref séjour avec sa grand-mère. Elle aima beaucoup cette ville de pierres bleues et d'élégance. En 1973 ensuite, quand venue prospecter, elle fera ce constat du « vide » : il n'y avait là, dans toutes les librairies, ni livres de Maspero, ni de l'École des Loisirs, ni des Éditions Sociales. On n'y trouvait pas, pour ainsi dire, de poésie. Il y avait donc une place pour une nouvelle librairie qui naîtrait là et porterait le nom d'un livre de sa mère : Les Sandales d'Empédocle1. Claire Grimal fera vivre cette histoire pendant seize ans - sans doute trois années de trop selon ses dires -, têtue face aux changements du monde. Car la librairie finira par trop lui ressembler et plus assez à ses clients. Située place Victor-Hugo, elle souffrira d'un recentrage de la vie commerçante, plus bas. Seize années durant, elle assurera dans la ville de Charles Nodier, des frères Lumière, du père de Gavroche, une présence militante, engagée, qui, bien entendu, générera une image à double tranchant. On la respecte peut-être parfois plus qu'on ne la fréquente. Mais on s'y presse aussi, on y respire plus largement. On y découvre des livres nouveaux, audacieux. On la soutient. En 1989, Claire Grimal finira par penser qu'elle s'est trompée. Paris lui manque ; lui est chevillé à l'âme. Elle en termine avec son aventure bisontine. Deux personnes prendront sa succession. Marguerite Carrasco et Jean-Marie Aubert. Ils poursuivent l'histoire et en même temps, sans aucun doute, donnent naissance à une nouvelle librairie. À ce moment-là, Jérôme Lindon, le directeur des éditions de Minuit (appuyé, par les éditions Gallimard, Le Seuil et La Découverte) réfléchit aux mesures nécessaires à la sauvegarde de la librairie indépendante. La loi Lang, à elle seule, ne suffit plus à préserver le tissu national. Les Fnac se portent à merveille, mais leurs succès masquent la grande fragilité de la profession. Avec une poignée d'éditeurs, Lindon crée l'Adelc qui deviendra un partenaire essentiel des libraires puisque cet organisme leur offre à la fois de financer des projets d'extension, des reprises et se proposera bientôt d'assurer des formations. Claire Grimal saisira cette opportunité et permettra ainsi à ses successeurs d'acquérir la librairie. C'était le dossier numéro 1. La première aide accordée par l'Adelc. Claire Grimal rentre à Paris. Elle aide aujourd'hui les librairies à s'installer ou à assurer leurs successions. Il y a, dans certaines vies, comme une grande cohérence. 3. La métamorphose Les Sandales d'Empédocle sont nées en 1990, le jour oò Elisabeth Cerutti passa la porte de la librairie, en charge d'une enquête universitaire sur le thème de « la librairie et le cinéma ». Elle possédait un DEA de biochimie, avait entrepris de redresser cette trajectoire qui conduisait à un horizon laborantin, en entreprenant un DESS « Informatique et Documentation ». Elle préparait le concours de conservateur quand la librairie s'est mise en travers de sa route, le jour oò Jean-Marie Aubert, qu'elle croise dans la rue, lui propose de travailler avec lui. S'en suivra une collaboration à trois, pendant deux ans, puis à deux, trois années de plus. Marguerite Carrasco quittera en effet Besançon pour Londres en 1992 alors que Jean-Marie Aubert prendra la direction de la librairie du Louvre en 1995. Pendant ces premières années de la nouvelle vie de la librairie, les trois échangent leurs postes toutes les trois semaines (nous ne comptions pas nos heures, mais nous avions chacun 8 semaines de congés par an) s'attelant à toutes les tâches inhérentes au commerce. Élisabeth Cerutti acquit donc, en accéléré, les compétences nécessaires à son autonomie. Cinq ans après ses débuts, la voici propulsée seul capitaine à bord. C'est à ce moment-là que se constituera l'équipe féminine qui va personnaliser la librairie jusqu'en 2007, puisque seront employées Anne-Marie Carlier, Catherine Alliot et Sandrine Boutard. Les trois deviennent actionnaires, participent au déménagement nécessaire qui conduira La librairie à commencer une nouvelle vie plus bas, dans la longue rue reine de la boucle Bisontine, au 95, Grande rue. Le local est deux fois plus grand ; bien mieux situé. L'investissement nécessaire au déménagement représente la moitié du chiffre d'affaires d'alors et ne se pourra s'effectuer que grâce à l'Adelc. Mais l'audace d'Élisabeth s'avérera rapidement payante puisque ce même chiffre d'affaires augmentera de 90 % la première année. La nouvelle adresse séduit les Bisontins. La librairie était connue de tous depuis longtemps. À partir de 1997, ils sont beaucoup plus nombreux à s'y rendre. À force de renaître, la librairie se trouve comme des parrains, des amis, des proches qui s'organisent. Une association naîtra, « des amis de la librairie », qui accompagnera cette dernière dans son programme d'animation. Elle se choisit pour nom Au-dessous du volcan. Quel intitulé aurait pu mieux signifier que ce clin d'il lancé à Malcolm Lowry la proximité et l'amour des grands livres ? Dans cet espace de parole et de langue, les noms comptent bien sôr énormément. Ainsi Les Sandales d'Empédocle : il suffit de voir une fois ce groupe nominal, aussi évocateur que farfelu, en parcourant par exemple la liste des librairies membres de l'association L'il de la lettre, pour s'en souvenir à sa première halte dans la cité bisontine... Surtout que les invitations à venir se font plus nombreuses. La nouvelle équipe conforte en effet le rayonnement de la librairie en instaurant des rendez-vous réguliers et de plus en plus fréquents avec des écrivains ou des éditeurs. De 2 à 3 par an en 1990, les rencontres s'intensifient jusqu'à atteindre la fréquence de plusieurs par mois. En 1993, les éditions P.O.L y fêteront pendant une semaine leurs dix années d'existence. La Série Noire y célébrera ses 50 ans deux ans plus tard. Et James Crumley sera l'ultime hôte de la première adresse. Après l'aventure de l'il de la lettre, Les Sandales d'Empédocle mêlent leur nom à un autre groupement (librairie Initiales) sans, semble-t-il, retrouver l'engouement premier. La librairie bisontine se recentre alors sur son propre développement et rapidement, le nouvel espace ne suffit plus, tant il est dur de durer sans croître. En 2000, après avoir récupéré des locaux attenants, le rayon jeunesse change d'étages, s'agrandit, la librairie acquiert enfin un vrai bureau. Puis 2005 est l'année d'une naissance : celle de la librairie Jeunesse, cette fois-ci devenue autonome, tout à côté mais comme un magasin enfant, frère, une deuxième sandale. Anne-Lise Dagot, qui a rejoint l'équipe trois années auparavant, y virevolte grâce à un probable élixir sorti d'un vieux livre jamais vendu ni retourné. Elle n'est bien sôr pas la seule à avoir marqué la librairie de son empreinte. Au fil de cette longue histoire, beaucoup de gens ont donné à ce lieu quelque chose qui n'y était pas ; une part d'eux-mêmes à la fois indissociable du reste et malgré tout décelable à un rien, un surcroît d'envie de s'y rendre. Il y a et il y a eu Christophe Grossi, Manuel Daull, Sophie Lardier... On dit qu'il faut sept ans pour faire un libraire. Mais beaucoup moins pour suggérer un désir, faire un sourire en ouvrant devant vous le bon livre. Que ceux-là soient tous remerciés pour ce minuscule essentiel. 4. Deux villes La dernière naissance à ce jour est le fruit d'un essaimage. Renonçant (provisoirement ?) à se réinventer elle-même, Les Sandales d'Empédocle existent à présent dans une autre ville du Doubs, à Audincourt. Cette partie de la Franche-Comté, incluant le pays de Montbéliard et le Territoire de Belfort ne possédait plus sur son territoire qu'une seule librairie indépendante, la librairie Nicod située dans la commune de Valentigney. Audincourt avait pourtant eu aussi son commerce, sis au 1, rue Aristide Briand. Le magasin, né en 1917 avait, bon an mal an, traversé presque un siècle, devenant papeterie avant de disparaître au tout début des années 2000. Il occupait un local situé dans une maison historique de la commune, construite au XVIIIe siècle et appartenant à la famille Bauer. Cette dernière a décidé de faire don de la maison à la mairie, à la condition expresse que celle-ci assure l'implantation d'une nouvelle librairie. Martial Bourquin, le maire d'Audincourt, soucieux de confier le projet en de bonnes mains, contacte alors Elisabeth Cerutti. La mairie propose de prendre en charge les travaux nécessaires à la création d'un nouveau magasin et ne demande aucun droit au bail. La librairie Les Sandales d'Empédocle est donc née à Audincourt en 2005. Essentiellement axé sur la littérature adulte et jeunesse, le magasin emploie à ce jour deux libraires à temps plein. 1.- Essai sur les limites de la littérature, Les Sandales d'Empédocle, de Claude-Edmonde Magny, Éditions La Baconnière, 1945. Ce livre, réédité aux Éditions du Seuil dans la collection Pierres Vives est actuellement disponible dans une édition créée à l'occasion par la librairie Les Sandales d'Empédocle. |
les 11 naissances de la librairie les sandales d'empedocle 1. "le matin des origines" jusqu'ou remontent les racines de nos actes? combien d'annees en arriere? la librairie les sandales d'empedocle, que crea claire grimal a besancon, a ouvert ses portes en 1973. mais sans doute que ces dates que l'on inscrit sur les frontons n'attestent que de la visibilite des choses. pas de leur naissance. je veux dire du moment ou ces choses ont commence a exister en nous. car il est probable que les sandales d'empedocle soient nees quelques decennies plus tot, en 1911, lorsque du cote de la region des mille etangs, en haute-saone, dans la partie la plus moyenageuse du departement dira claire grimal, ses grands-parents ont obtenu leurs premiers postes d'instituteur. issus de la paysannerie et devenus hussards de la republique, ces deux-la ferraillerent dur contre l'eglise et le patois des gens de la terre, engages dans une lutte dont on a aujourd'hui oublie la violence, pour l'ecole obligatoire et l'enseignement des valeurs republicaines. posons donc cette hypothese: les sandales d'empedocle sont nees de cet enthousiasme des origines pour "elever le niveau" et opposer la culture a l'asservissement des corps et des esprits. sa creation fut, disons-le ainsi, une autre reponse affirmee a une autre epoque, pour un eternel enjeu. le grand-pere etait franc-macon et communiste, dans un monde qui ne l'etait guere et qui rudoyait les ideaux. il est mort, jeune, en 1926. il a eu le temps de voir grandir sa fille pendant une annee avant d'etre appele a partir pour le grand desastre de 1914. il ne la reverra qu'a l'armistice. cette derniere restera un an avec sa mere avant de rejoindre sa tante, a lure puis a arras. elle connaitra une autre guerre, un mari qui s'en va et une fille qui nait en 1940, dans l'autre pli obscur du siecle: soit la replique scandaleuse de ce que l'histoire avait reserve a sa mere. claire grimal quittera paris et sa mere en pleine occupation, a l'age de deux ans, pour rejoindre belfahy et la maison de sa grand-mere. elle grandit dans un univers de femmes, la plupart veuves, et pour ce qui est de sa mere, divorcee. celle-ci sera normalienne, agregee a vingt ans, vivra a paris et a l'etranger, avant de devenir auteur et critique de livres. il est possible que la librairie les sandales d'empedocle soient nees de cette ascension trop rapide d'une mere, de ce haut de l'echelle occupe trop vite et qui ne laissait pas, dans le monde du travail, un espace de conquete ou claire aurait pu a son tour hisser le nom plus haut; jouer son role dans la grande chaine. paysan, instituteur, femme du monde litteraire... ou nicher ensuite la quatrieme vie, la quatrieme ambition si ce n'est dans ce lieu plus flou, plus incertain qu'est la librairie? d'ailleurs, les etudes donnent d'emblee peu d'espoir a la petite claire, qui apres avoir tate de cinq lycees en cinq ans (entre paris et sedan) parviendra a boucler sa troisieme au lycee moliere apres six annees laborieuses. un ami de sa mere lui propose "d'entrer en librairie" et lui trouve une place a la hune, au rayon cartes postales. elle fera ensuite un passage formateur a la librairie du zodiaque, rue monsieur-le-prince. ca m'a plu. j'adorais classer. j'aimais beaucoup les livres. le contenant et le contenu dit-elle aujourd'hui en tentant de restituer a la jeune fille qu'elle fut, un peu d'ingenuite. c'est certainement dans l'ennui des apres-midi d'ecole ou pendant ses premieres annees de formation que sont nees les sandales d'empedocle. mais certainement aussi, au fil des annees qui s'ensuivirent, de la rencontre decisive avec francois maspero et la librairie la joie de lire, ou claire va travailler pendant douze ans, aux cotes de georges dupre et de jeanne mercier; douze annees issues d'un meme siecle et qui continuent d'exiger de chacun sa reponse a l'eternelle question des conflits, des injustices, des resistances. pour claire, il ne s'agit plus de combattre l'obscurantisme des campagnes, ni le gaz moutarde (encore que...), ni les uniformes bruns. l'epoque n'en est pas moins convulsive et tient serree dans une toute petite main la guerre d'algerie et mai-68. la jeune libraire s'engage, participe au reseau curiel de soutien au fln, s'insurge par ces actes contre les vieux discours colonialistes de sa grand-mere et se reconcilie avec les etudes. elle suit des cours du soir, integre une faculte de philo et devient licenciee en 1969, annee de grande indulgence des examinateurs, se plait-elle a rajouter, avec autant de malice que de modestie. qui connait un peu la joie de lire et les editions maspero, songera immediatement a 1968 (son coeur battant dans le quartier latin) a la diffusion d'une pensee et d'une litterature comme des paysages neufs, des grands bols d'air, a l'arrivee d'un nouveau monde, avec ses philosophes, ses sociologues, ses revues et ses reves, ses architectes et ses polemiques. la joie de lire n'est pas nee en 1968 mais y a fleuri, y a ose. l'a precede. a commence a y mourir aussi, comme les belles utopies: vente a perte, mauvaise gestion, yeux fermes sur les vols. claire grimal est devenue libraire dans ce grand vaisseau bonde de gens etranges, de gauchistes, de refugies, de profiteurs. elle deserte le magasin pour rejoindre un service de vente par correspondance cree par la librairie dans le quartier du marais. a partir de ce local, la joie de lire diffuse dans le monde entier des livres et des revues reputees introuvables. 10 000 clients disperses un peu partout sur la planete. un beau chiffre d'affaires et aucun profit. les sandales d'empedocle sont nees la, de cette agonie previsible et si peu honteuse, d'un ras-le-bol de paris et sans doute d'un malentendu. 2. le nom et la demeure la librairie est nee de deux passages a besancon. le premier date de 1956, lorsque claire grimal y fait un bref sejour avec sa grand-mere. elle aima beaucoup cette ville de pierres bleues et d'elegance. en 1973 ensuite, quand venue prospecter, elle fera ce constat du "vide": il n'y avait la, dans toutes les librairies, ni livres de maspero, ni de l'ecole des loisirs, ni des editions sociales. on n'y trouvait pas, pour ainsi dire, de poesie. il y avait donc une place pour une nouvelle librairie qui naitrait la et porterait le nom d'un livre de sa mere: les sandales d'empedocle1. claire grimal fera vivre cette histoire pendant seize ans - sans doute trois annees de trop selon ses dires -, tetue face aux changements du monde. car la librairie finira par trop lui ressembler et plus assez a ses clients. situee place victor-hugo, elle souffrira d'un recentrage de la vie commercante, plus bas. seize annees durant, elle assurera dans la ville de charles nodier, des freres lumiere, du pere de gavroche, une presence militante, engagee, qui, bien entendu, generera une image a double tranchant. on la respecte peut-etre parfois plus qu'on ne la frequente. mais on s'y presse aussi, on y respire plus largement. on y decouvre des livres nouveaux, audacieux. on la soutient. en 1989, claire grimal finira par penser qu'elle s'est trompee. paris lui manque; lui est cheville a l'ame. elle en termine avec son aventure bisontine. deux personnes prendront sa succession. marguerite carrasco et jean-marie aubert. ils poursuivent l'histoire et en meme temps, sans aucun doute, donnent naissance a une nouvelle librairie. a ce moment-la, jerome lindon, le directeur des editions de minuit (appuye, par les editions gallimard, le seuil et la decouverte) reflechit aux mesures necessaires a la sauvegarde de la librairie independante. la loi lang, a elle seule, ne suffit plus a preserver le tissu national. les fnac se portent a merveille, mais leurs succes masquent la grande fragilite de la profession. avec une poignee d'editeurs, lindon cree l'adelc qui deviendra un partenaire essentiel des libraires puisque cet organisme leur offre a la fois de financer des projets d'extension, des reprises et se proposera bientot d'assurer des formations. claire grimal saisira cette opportunite et permettra ainsi a ses successeurs d'acquerir la librairie. c'etait le dossier numero 1. la premiere aide accordee par l'adelc. claire grimal rentre a paris. elle aide aujourd'hui les librairies a s'installer ou a assurer leurs successions. il y a, dans certaines vies, comme une grande coherence. 3. la metamorphose les sandales d'empedocle sont nees en 1990, le jour ou elisabeth cerutti passa la porte de la librairie, en charge d'une enquete universitaire sur le theme de "la librairie et le cinema". elle possedait un dea de biochimie, avait entrepris de redresser cette trajectoire qui conduisait a un horizon laborantin, en entreprenant un dess "informatique et documentation". elle preparait le concours de conservateur quand la librairie s'est mise en travers de sa route, le jour ou jean-marie aubert, qu'elle croise dans la rue, lui propose de travailler avec lui. s'en suivra une collaboration a trois, pendant deux ans, puis a deux, trois annees de plus. marguerite carrasco quittera en effet besancon pour londres en 1992 alors que jean-marie aubert prendra la direction de la librairie du louvre en 1995. pendant ces premieres annees de la nouvelle vie de la librairie, les trois echangent leurs postes toutes les trois semaines (nous ne comptions pas nos heures, mais nous avions chacun 8 semaines de conges par an) s'attelant a toutes les taches inherentes au commerce. elisabeth cerutti acquit donc, en accelere, les competences necessaires a son autonomie. cinq ans apres ses debuts, la voici propulsee seul capitaine a bord. c'est a ce moment-la que se constituera l'equipe feminine qui va personnaliser la librairie jusqu'en 2007, puisque seront employees anne-marie carlier, catherine alliot et sandrine boutard. les trois deviennent actionnaires, participent au demenagement necessaire qui conduira la librairie a commencer une nouvelle vie plus bas, dans la longue rue reine de la boucle bisontine, au 95, grande rue. le local est deux fois plus grand; bien mieux situe. l'investissement necessaire au demenagement represente la moitie du chiffre d'affaires d'alors et ne se pourra s'effectuer que grace a l'adelc. mais l'audace d'elisabeth s'averera rapidement payante puisque ce meme chiffre d'affaires augmentera de 90 % la premiere annee. la nouvelle adresse seduit les bisontins. la librairie etait connue de tous depuis longtemps. a partir de 1997, ils sont beaucoup plus nombreux a s'y rendre. a force de renaitre, la librairie se trouve comme des parrains, des amis, des proches qui s'organisent. une association naitra, "des amis de la librairie", qui accompagnera cette derniere dans son programme d'animation. elle se choisit pour nom au-dessous du volcan. quel intitule aurait pu mieux signifier que ce clin d'oeil lance a malcolm lowry la proximite et l'amour des grands livres? dans cet espace de parole et de langue, les noms comptent bien sur enormement. ainsi les sandales d'empedocle: il suffit de voir une fois ce groupe nominal, aussi evocateur que farfelu, en parcourant par exemple la liste des librairies membres de l'association l'oeil de la lettre, pour s'en souvenir a sa premiere halte dans la cite bisontine... surtout que les invitations a venir se font plus nombreuses. la nouvelle equipe conforte en effet le rayonnement de la librairie en instaurant des rendez-vous reguliers et de plus en plus frequents avec des ecrivains ou des editeurs. de 2 a 3 par an en 1990, les rencontres s'intensifient jusqu'a atteindre la frequence de plusieurs par mois. en 1993, les editions p.o.l y feteront pendant une semaine leurs dix annees d'existence. la serie noire y celebrera ses 50 ans deux ans plus tard. et james crumley sera l'ultime hote de la premiere adresse. apres l'aventure de l'oeil de la lettre, les sandales d'empedocle melent leur nom a un autre groupement (librairie initiales) sans, semble-t-il, retrouver l'engouement premier. la librairie bisontine se recentre alors sur son propre developpement et rapidement, le nouvel espace ne suffit plus, tant il est dur de durer sans croitre. en 2000, apres avoir recupere des locaux attenants, le rayon jeunesse change d'etages, s'agrandit, la librairie acquiert enfin un vrai bureau. puis 2005 est l'annee d'une naissance: celle de la librairie jeunesse, cette fois-ci devenue autonome, tout a cote mais comme un magasin enfant, frere, une deuxieme sandale. anne-lise dagot, qui a rejoint l'equipe trois annees auparavant, y virevolte grace a un probable elixir sorti d'un vieux livre jamais vendu ni retourne. elle n'est bien sur pas la seule a avoir marque la librairie de son empreinte. au fil de cette longue histoire, beaucoup de gens ont donne a ce lieu quelque chose qui n'y etait pas; une part d'eux-memes a la fois indissociable du reste et malgre tout decelable a un rien, un surcroit d'envie de s'y rendre. il y a et il y a eu christophe grossi, manuel daull, sophie lardier... on dit qu'il faut sept ans pour faire un libraire. mais beaucoup moins pour suggerer un desir, faire un sourire en ouvrant devant vous le bon livre. que ceux-la soient tous remercies pour ce minuscule essentiel. 4. deux villes la derniere naissance a ce jour est le fruit d'un essaimage. renoncant (provisoirement?) a se reinventer elle-meme, les sandales d'empedocle existent a present dans une autre ville du doubs, a audincourt. cette partie de la franche-comte, incluant le pays de montbeliard et le territoire de belfort ne possedait plus sur son territoire qu'une seule librairie independante, la librairie nicod situee dans la commune de valentigney. audincourt avait pourtant eu aussi son commerce, sis au 1, rue aristide briand. le magasin, ne en 1917 avait, bon an mal an, traverse presque un siecle, devenant papeterie avant de disparaitre au tout debut des annees 2000. il occupait un local situe dans une maison historique de la commune, construite au xviiie siecle et appartenant a la famille bauer. cette derniere a decide de faire don de la maison a la mairie, a la condition expresse que celle-ci assure l'implantation d'une nouvelle librairie. martial bourquin, le maire d'audincourt, soucieux de confier le projet en de bonnes mains, contacte alors elisabeth cerutti. la mairie propose de prendre en charge les travaux necessaires a la creation d'un nouveau magasin et ne demande aucun droit au bail. la librairie les sandales d'empedocle est donc nee a audincourt en 2005. essentiellement axe sur la litterature adulte et jeunesse, le magasin emploie a ce jour deux libraires a temps plein. 1.- essai sur les limites de la litterature, les sandales d'empedocle, de claude-edmonde magny, editions la baconniere, 1945. ce livre, reedite aux editions du seuil dans la collection pierres vives est actuellement disponible dans une edition creee a l'occasion par la librairie les sandales d'empedocle. |